Chercher Dieu au travail

Jean-Paul 1er, élu pape le 26 août 1978, toucha très vite le cœur de tous. Mort, le 28 septembre 1975, après un pontificat d’à peine trente trois jours, il est devenu le « pape au sourire ». Quelques mois avant son élection, dans un article pour le journal de son diocèse ‘Il Gazettino di Venezia’ il avait fait cette petite analyse de l’enseignement de saint Josémaria

Jean-Paul 1er, élu pape le 26 août 1978, toucha très vite le cœur de tous. Mort, le 28 septembre 1975, après un pontificat d’à peine trente trois jours, il est devenu le « pape au sourire ». Quelques mois avant son élection, dans un article pour le journal de son diocèse Il Gazettino di Venezia il avait fait cette petite analyse de l’enseignement de saint Josémaria.

En 1941, l'espagnol Victor García Hoz s'était entendu dire après s'être confessé : « Dieu vous appelle sur les sentiers de la contemplation ». Il n'en revenait pas. Il avait toujours entendu dire que la « contemplation » était l'affaire des saints engagés dans la vie mystique, un sommet seulement à la portée de quelques élus qui le plus souvent se retiraient du monde. « Et moi, écrit García Hoz, j'étais alors marié, j'avais déjà deux ou trois enfants et l'espoir -devenu ensuite réalité- d'en avoir d'autres ; et je devais travailler pour assurer l'avenir de la famille ».

Qui était donc ce confesseur révolutionnaire, qui sautait à pieds joints par-dessus les barrières traditionnelles en indiquant des objectifs mystiques aux gens mariés eux-mêmes ? C'était Josemaría Escrivá de Balaguer, un prêtre espagnol décédé à Rome en 1975 à l'âge de 73 ans. Il est surtout connu comme fondateur de l'Opus Dei, association répandue dans le monde entier, dont les journaux s'occupent souvent mais avec de nombreuses imprécisions. Ce que sont et ce que font en réalité les membres de l'Opus Dei, le Fondateur lui-même l'a dit : « nous sommes -déclarait-il en 1967- un léger pourcentage de prêtres qui, avant leur ordination, exerçaient une profession ou un métier laïcs ; un grand nombre de prêtres séculiers issus de multiples diocèses répartis dans le monde ; une grande foule enfin, composée d'hommes et de femmes-de diverses nations, de diverses langues, de diverses races- qui vivent de leur travail professionnel, des gens mariés pour la plupart, mais aussi de nombreux célibataires, qui travaillent avec leurs concitoyens à la tâche sérieuse de rendre la société temporelle plus humaine et plus juste ; qui participent à la noble bataille des activités quotidiennes en assumant leurs responsabilités personnelles et qui connaissent, dans le coude à coude avec les autres hommes, les succès et les échecs en essayant d'accomplir leur devoir et d'exercer leurs droits sociaux et civiques. Et tout cela avec naturel, comme tout chrétien conscient, sans la mentalité d'hommes à part, fondus dans la masse de leurs collègues, tout en s'efforçant de capter les lueurs divines que réverbèrent les réalités les plus banales ».

En termes plus pauvres, les « réalités banales » sont le travail que nous avons à faire tous les jours ; les « lueurs divines » sont la vie sainte que nous avons à mener. Escrivá de Balaguer a dit continuellement, en s'appuyant sur l'Evangile : le Christ n'attend pas seulement de nous un peu de bonté, mais beaucoup de bonté. Il veut cependant que nous en fassions preuve non pas à travers des actions extraordinaires mais à travers des actions ordinaires ; c'est la façon de les réaliser qui ne doit pas être commune. Là, en pleine rue, au bureau, à l'usine, on devient saint, à condition d'accomplir son propre devoir avec compétence, par amour de Dieu et dans la joie, de sorte que le travail quotidien devienne non pas le « tragique quotidien » mais plutôt le « sourire quotidien ».

Ce sont des choses semblables qu'avait enseignées saint François de Sales presque trois cents ans auparavant. En chaire un prédicateur avait alors publiquement voué aux flammes le livre dans lequel le saint expliquait que, sous certaines conditions, le bal peut être licite et où il allait même jusqu'à « l'honnêteté du lit matrimonial ». Escrivá de Balaguer va cependant à bien des égards, plus loin que François de Sales. Ce dernier prêche aussi la sainteté pour tous, mais il semble n'enseigner qu'une « spiritualité des laïcs », alors qu'Escrivá veut une « spiritualité laïque ». François en effet suggère presque toujours aux laïcs les mêmes moyens que ceux qu'emploient les religieux, avec les ajoutements opportuns. Escrivá, lui, est plus radical : il parle carrément de « matérialiser » -dans le bon sens- la sanctification. Pour lui c'est le travail matériel lui-même qui doit se transformer en prière et en sainteté.

Le légendaire baron de Münchausen avait écrit une fable sur un lièvre « monstrum », muni d'une double série de pattes : quatre sous le ventre et quatre sur le dos. Poursuivi par les lévriers et se sentant presque rejoint, il se retournait et continuait sa course avec les autres pattes. Le Fondateur de l'Opus Dei considérait comme « monstrum » la vie des chrétiens qui voudraient une double série d'actions : l'une faite de prières, pour Dieu, et l'autre faite de travail, de loisirs, de vie familiale, pour soi-même. Non dit Escrivá, la vie est unique, elle doit être sanctifiée en bloc. Voilà pourquoi il parle d'une spiritualité « matérialisée ».

Et il parle aussi d'un « anticléricalisme » juste et nécessaire, en ce sens que les laïcs ne doivent pas emprunter des méthodes et des métiers aux prêtres et aux religieux et réciproquement. Je pense qu'il a hérité cet « anticléricalisme » de ses parents, et spécialement de son père, un honnête homme très intègre, très travailleur, chrétien convainvu, très amoureux de sa femme et toujours souriant : « Je me souviens de lui comme de quelqu'un toujours serein -a écrit son fils- ; c'est à lui que je dois ma vocation… ; voilà pourquoi je suis 'paternaliste' ». Une autre poussée « anticléricale » qui est probablement venue des recherches qu'il avait faites pour sa thèse de doctorat en Droit Canon, sur le monastère de Las Huelgas près de Burgos. Son abbesse en était en même temps dame, supérieure, prélat, gouverneur temporel du monastère, de l'hôpital, des couvents, églises et villages qui en dépendaient, avec une juridiction et des pouvoirs royaux et quasi-épiscopaux. Un autre « monstrum » à cause des charges multiples , rajoutées et surajoutées. Ainsi amassées, ces tâches ne pouvaient être -comme le voulait Escrivá- des travaux de Dieu. Car, disait-il, comment le travail pourrait-il être un travail « de Dieu » s'il est mal fait, vite fait et sans compétence ? Un maçon, un architecte, un médecin, un enseignant, pourrait-il être saint s'il n'est pas également, dans la mesure de ses moyens, un bon maçon, un bon architecte, un bon médecin, un bon enseignant ? Dans le même genre d'idées, Gilson écrivait en 1949 : « On dit que ce fut la foi qui a construit les cathédrales du moyen âge ; d'accord… mais ce fut aussi la géométrie ». Foi et géométrie, foi et travail réalisées avec compétence vont de pair, pour Escrivá : ce sont les deux ailes de la sainteté.

François de Sales avait confié sa théorie aux livres. Escrivá en fit autant, en utilisant des fractions de son temps. Si une idée ou une phrase significative lui venait à l'esprit, alors, tout en continuant peut-être la conversation en cours, il sortait son agenda de sa poche et y écrivait rapidement un mot, une demi-ligne, qu'il utilisait plus tard dans un livre. Outre ses livres, très répandus, il consacra une activité très tenace à l'expansion de son grand projet de spiritualité, et il organisa l'association Opus Dei. « Donnez un clou à un aragonais, dit le proverbe, et il l'enfoncera avec sa tête ». Eh bien, « moi, je suis aragonais, a-t-il écrit ; il faut être tenace ». Il ne perdait pas une minute de son temps. En Espagne, avant, pendant et après la guerre civile, il passait des cours dispensés aux étudiants à faire la cuisine, à nettoyer les sols, à refaire les lits et à assister les malades. « J'ai sur la conscience -et je le dis avec orgueil- des milliers d'heures consacrées a confesser des enfants dans les quartiers pauvres de Madrid. Ils venaient à moi tout morveux, et il fallait commencer à leur nettoyer le nez pour nettoyer ensuite ces pauvres âmes ». C'est ce qu'il a écrit, montrant ainsi qu'il avait vraiment le « sourire quotidien ». Il a également écrit : « J'allais me coucher mort de fatigue. Lorsque je me levais, toujours fatigué, le matin, je me disais :'Josemaría, avant le dîner, tu t'accorderas une petite sieste'. Mais dès que j'étais dans la rue, en contemplant le panorama des tâches qui m'attendaient pendant cette journée, j'ajoutais : 'Josemaría, je t'ai trompé encore une fois' ».

Son grand travail, cependant, a été de fonder et de suivre l'Opus Dei. Le nom est arrivé par hasard. « Il faut aller de l'avant : c'est une œ uvre de Dieu », lui dit un jour quelqu'un. « Voilà le nom qu'il faut, pensa-t-il, une œ uvre qui n'est pas à moi mais à Dieu, Opus Dei ». Cette œ uvre, il l'a vue grandir sous ses yeux et s'étendre à tous les continents : c'est alors qu'il entreprit ses voyages intercontinentaux pou de nouvelles fondations et pour faire des conférences. L'extension, le nombre et la qualité des membres de l'Opus Dei ont fait penser à je ne sais quelles obéissance aveugle et grégaire. La vérité est autre : il n'y a que le desir de faire des saints, mais dans la joie, avec un esprit de service et une grande liberté.

« Nous sommes œ cuménique, très Sàint Père, mais nous n'avons pas appris l'œ cuménisme de Votre Sainteté », s'est permis de dire un jour Escrivá su Pape Jean. Celui-ci avait souri : il savait que depuis 1950 l'Opus Dei avait reçu de Pie XII l'autorisation d'accueillir comme membres coopérateurs les non catholiques et les non-chrétien.

Quand il était étudiant, Escrivá fumait. En rentrant au séminaire il fit cadeau de ses pipes et de son tabac au concierge et il ne fuma plus. Mais le jour de l'ordination des trois premiers prêtres de l'Opus Dei, il leur dit : «Je ne fume pas et vous non plus : Alvaro, il faut que tu commences à fumer… je désire que ceux qui viendront après ne se sentent pas contraints et qu'ils fument s'ils en ont envie». L'Opus Dei se contente d'aider ses membres à faire des choix libres et responsables, également en politique. Il peut arriver qu'un de ses membres reçoive une charge importante. Dans ce cas c'est son affaire, non celle de l'Opus Dei. Lorsque, en 1957, une haute personnalité présenta ses félicitations à Escrivá, parce qu'un de ses fils avait été nommé ministre en Espagne, il eut droit à cette réponse plutôt sèche : «Que m'importe qu'il soit ministre ou balayeur ? Ce qui compte, c'est qu'il se sanctifie avec son travail». Dans cette réponse il y a tout Escrivá et tout l'esprit de l'Opus Dei : que chacun se sanctifie avec son travail, de ministre peut-être, s'il a été placé à ce poste. Qu'il se sanctifie vraiment. Le reste importe peu.

Traduit de l’italien par Le Devoir, Montréal, Canada, 19 octobre 1978