Dieu permet-il que les enfants souffrent ?

Rosa Vallés, infirmière, Espagne

Rosa Vallés est infirmière à la Clinique Universitaire de l’université de Navarre, à Pamplune, en Espagne. Elle a travaillé aussi en Argentine, à l’université Australe et collaboré à la mise en route des services d’infirmières au Campus bio-médical de Rome.

« — Enfant. — Malade. — N’êtes vous pas tentés de toujours écrire ces mots avec une majuscule ? En effet, pour une âme éprise de Dieu, l’enfant, le malade, c’est Lui ». (Chemin, n. 419)

Saint Josémaria écrivit il y a soixante-quinze ans, le 11 mars 1932, ce qui allait devenir le point 419 de Chemin. Cette note est le reflet de son expérience personnelle en tant qu’aumônier de la Fondation des Malades où il était en contact permanent avec des enfants, des pauvres et des malades. La toile de fond de ces propos c’est l’Évangile : Jésus a une prédilection pour les enfants et les malades.

J’ai trouvé, dans cette considération spirituelle de saint Josémaria, la réponse à une série de questions que je me suis posées, au jour le jour, tout au long de mes vingt années de travail comme cadre infirmière, à l’unité de soins intensifs néonatale et pédiatrique. Une réponse qui n’est pas seulement issue d’une réflexion théorique et que j’ai tâché d’incorporer petit à petit à ma vie parce qu’elle m’a livré le vrai sens de ma réalité quotidienne : retrouver Dieu Incarné lui-même en chaque enfant, et tout spécialement en chaque enfant malade.

Ne pas perdre de vue, « au pied du berceau », ces considérations de saint Josémaria m’a aidée non seulement à être en présence de Dieu dans mon travail, mais à lutter contre la routine et à me motiver pour bien soigner chaque enfant.

« L’enfant, le malade, c’est Lui ». En y réfléchissant profondément, j’ai saisi plus clairement que l’amour de Dieu pour les hommes est infini. En effet, j’en ai conclu qu’Il a été aussi un embryon, qu’Il a été un fœtus.

Lorsque j’ai eu à m’occuper d’un nouveau-né, prématuré, ne pesant que 500 grammes et minuscule, j’ai été bouleversée à la pensée que Dieu, tout Dieu qu’il est, s’est soumis à cette loi de la nature en passant par les étapes du développement de toute créature humaine. Je me plaisais à penser que son petit corps était alimenté par le sang de Marie, qu’elle entendait les battements de son cœur et lui disait les mots doux que toute maman dit à son enfant à naître.

Dieu est arrivé à un moment de l’histoire, comme n’importe quel autre mortel et dès lors et jusqu’à la fin des temps, nous pouvons ainsi le contempler : il est l’Enfant Dieu. Un nouveau-né est l’être le plus faible de la création, il ne saurait survivre sans des soins pertinents. La extrême dépendance des enfants et des malades encourage notre effort, notre dévouement, notre générosité c’est la raison pour laquelle Dieu nous fait voir avec sa faiblesse d’enfant, qu’il a besoin de nous, de notre amour. Il vient près de nous comme un enfant fragile, tout doucement, en nous touchant profondément et notre cœur réagit et s’élève.

« Il s’est fait si petit — vois-tu : un Enfant ! — pour que tu t’en approches avec confiance » (Chemin, n. 94). Qu’il est donc facile de veiller sur l’Enfant Dieu à travers d’autres enfants, et de saisir ainsi la grandeur de ce qui est petit et la force de la faiblesse ! S’il est dur de comprendre et d’accepter la souffrance et la douleur de la maladie et de la mort, c’est encore plus difficile s’il s’agit d’un enfant et plus encore d’un nouveau-né. De fait, il s’agit de problèmes universels difficiles à résoudre si on se passe de la foi.

« Ce feu, ce désir d'accomplir le décret salvifique de Dieu le Père, remplit toute la vie du Christ, dès sa naissance à Bethléem » (Quand le Christ passe, n. 95). Sa venue au monde fut marquée par la croix et la contradiction. Il est né à la belle étoile. Il s’est enfui pour éviter la mort, dans les bras de sa Mère, qui accueillirent aussi, à son heure, son Corps inanimé descendu de la Croix. Il a choisi le pire pour Lui parce que son œuvre rédemptrice avait commencé dès qu’il est arrivé dans l’histoire de l’homme.

Est-ce la réponse au mystère de la souffrance et de la mort d’un enfant ? Sont-ils donc choisis par Dieu pour collaborer, à leur insu, à l’œuvre de la rédemption ? Dans son amour infini, Dieu, a-t-il donc créé ces âmes pour qu’elles jouissent de Lui éternellement, alors qu’ils n’ont fait qu’effleurer la vie, sans en avoir connu les fatigues et les contradictions ? Ces questions m’ont aidée à réfléchir et à donner un sens à mon travail pour être en mesure d’aider les parents à accepter la volonté de Dieu.

Encouragée dans ce sens et afin de faire que mon travail, comme le conseillait saint Josémaria, devienne une messe, lorsque je l’offre à côté du sacrifice du Christ, j’ai très souvent dit, devant mes petits malades, avec la liturgie de la Sainte Messe : « Nous t’en supplions, Dieu tout-puissant, que cette offrande soit portée par ton ange en présence de ta gloire, sur ton autel céleste »( Missel romain, Prière Eucharistique I), avec l’intention de rattacher la souffrance de ces créatures à celle de la Croix qui leur donne leur véritable sens et où ils deviennent le Christ lui-même. Tout au long de ma carrière, j’ai eu très souvent l’occasion d’expliquer le sens de leur souffrance à des enfants et à leurs parentes. Je me suis toujours recommandée à l’intercession de saint Josémaria qui arrivait avec sa tendresse humane et surnaturelle à consoler et à réconforter celui qui en avait besoin.

Je pense à un enfant de douze ans qui avait eu un accident grave et qui était victime d’une lésion qui provoquait l’immobilité de tout son corps, à l’exception de la tête, ainsi que l’abolition du centre respiratoire.

Il est arrivé, en provenance d’un autre hôpital, dans notre unité de soins intensifs. Ses parents, très affectés, nous ont fait part de quelques commentaires glanés ci et là : « quel malheur d’avoir survécu à l’accident… vivre ainsi, disaient-ils à son chevet, ne valait pas la peine ». Il était évident qu’outre les nombreux soins que nous avions à lui prodiguer, il nous fallait l’aider à comprendre le vrai sens de sa maladie afin qu’il puisse la porter toute sa vie durant.

Des mots de saint Josémaria, tirés de son Chemin de Croix, trottaient dans ma tête : « Dieu est mon Père, même s’Il m’envoie la souffrance. Il m’aime tendrement, alors même qu’Il me blesse. Jésus souffre, pour accomplir la Volonté du Père... Et moi qui veux aussi accomplir la très sainte Volonté de Dieu en marchant dans les traces du Maître, pourrais-je me plaindre si je rencontre la souffrance comme compagne de route ?

Elle sera le meilleur signe de ma filiation, puisqu’Il me traite comme son Divin Fils. » (Chemin de Croix I- 1). Je me suis recommandée à lui, sûre d’y trouver le meilleur des intercesseurs pour faire comprendre à cet enfant quelle était sa situation. J’ai donc attiré son regard vers un Crucifix qu’il y avait face de lui et lui ai demandé s’il savait qui c’était et ce qui lui était arrivé. Il le savait à moitié. Sans doute avait-il été surpris par question ou le catéchisme n’était-il qu’un lointain souvenir pour lui. À nous deux, nous avons tout reconstruit.

Je lui ai fait comprendre qu’Il ne pouvait pas bouger non plus. Que ses mains et ses pieds étaient cloués. Dans la position où Il était, il ne pouvait pas respirer non plus. Il souffrait parce que c’était la condition pour que toutes les personnes du monde aillent au Ciel. Ceux qu’Il aimait le plus, Il les avait choisis pour qu’ils soient près de Lui, au pied de la Croix, afin qu’ils collaborent à cette tâche. C’était évident, mon malade avait été choisi lui aussi. Cela allait être dur pour lui, mais il y avait beaucoup d’hommes sur cette terre qui avaient besoin de ce sacrifice. C’est la raison pour laquelle sa vie avait plus de prix que nulle autre parce qu’il avait reçu la mission spéciale d’aider Jésus. Il allait sans doute rencontrer des gens qui ignoraient tout cela ou qui ne le comprenaient pas, mais lui ne devait plus jamais l’oublier, quoiqu’il en fût, parce que Jésus comptait sur lui. De chaudes larmes glissèrent sur ses joues, j’étais là, près de lui. Il s’endormit. À partir de là, tous les jours, il me réclamait de ses lèvres, de lui raconter à nouveau « l’histoire de la Croix ». Il l’écoutait toujours aussi attentivement. J’espère bien que, maintenant qu’il a retrouvé une vie relativement normale et compte tenu de ses grandes limitations, il y pense toujours.

Il n’y a pas sur cette terre de plus grande souffrance que celle des parents face à la souffrance et la mort d’un enfant, quel que soit son âge. Désespérée à la vue de son fils agonisant, une mère me disait en pleurant : « Je ne comprends pas comment la Vierge, qui était une mère elle aussi, permet que Dieu fasse cela à mon fils. Je ne supporterai pas de vivre sans lui ». J’ai essayé de l’encourager à se plonger dans l’Évangile (cfr. Amis de Dieu, n. 216 et 222), comme nous le suggérait saint Josémaria, et à contempler Marie au pied de la Croix près de son Fils à l’agonie. Je voulais lui expliquer que la terrible douleur qu’elle avait endurée avait contribué à rendre féconde la mort de Jésus. Je ne sais pas si cela l’a consolée, mais elle est passée de la révolte, humainement justifiée, à l’acceptation et elle y a trouvé du courage en rendant tous les jours visite à la Sainte Vierge.

« Admire la fermeté de la Vierge Marie : au pied de la Croix, en proie à la plus grande douleur humaine — il n’est pas de douleur pareille à sa douleur — et pourtant pleine de fermeté. Et demande-lui un peu de cette force d’âme, de manière à être, toi aussi, en mesure te tenir au pied de la Croix » (Chemin, n. 508).

J’ai voulu, avec ce petit exposé, montrer combien quelques aspects de l’esprit de saint Josémaria ont été importants dans mon travail. Il a incarné tout cela dans sa vie et l’a fait parvenir, dans son inlassable prédication, à des milliers de gens qui, partout dans le monde, cherchent tous les jours à être des contemplatifs. Cet esprit peut pénétrer chaque instant de notre vie et c’est ma vocation professionnelle qui m’a permis « d’aller à la racine » du mystère chrétien : le mystère de l’amour et de la miséricorde de Dieu. C’est la raison pour laquelle je me permets d’ écrire Enfant, Malade, avec une majuscule.