Escriva, le saint qui ouvrit ses portes aux banquiers de Wall Street

Vittorio Messori

Don Escriva, avait osé affirmer que lui-même et les siens s’intéressaient aussi bien aux paysans des Andes qu’aux banquiers de Wall Street et de Zurich, aux peuples nomades d’Afrique qu’aux industriels occidentaux. Pour faire partie de l’Œuvre, personne n’était tenu de faire repentance, ni de se dépouiller de ses biens.

J’ai un souvenir de ce 26 juin 1975 assez significatif en soi. Il y a trente ans jour pour jour. Arrigo Levi, alors directeur de « La Stampa » m’avait fait intégrer la petite équipe qui créa par la suite le supplément culturel « Tuttolibri ». Cependant, je m’occupais toujours de l’information religieuse et nos commis déposaient sur mon bureau les dépêches des agences susceptibles de m’intéresser.

Ce jour-là, en revenant à la rédaction après la pause de midi au self du journal, je trouvai la bande de l’agence Ansa : les flash des téléscripteurs étaient imprimés sur des rouleaux de papier. À midi, un infarctus avait terrassé, à 73 ans, le fondateur de l’Opus Dei, mgr Josémaria Escriva, disait le communiqué.

La nouvelle, je l’avoue, ne me toucha pas plus que cela. Ma direction ne m’ayant rien demandé de spécial, ce fut, je crois, un collègue vaticaniste qui la couvrit dans le quotidien du lendemain.

Ces jours-ci, en ce trentième anniversaire de sa disparition, j’ai repensé à l’indifférence presque totale qui entoura cette mort à l’époque. Tout d’abord, « notre Père » comme l’appelaient et l’appellent toujours ses fidèles de l’Opus Dei, avait souvent repris en souriant qu’il était bon de suivre le conseil qu’il avait reçu dès son arrivée en Italie : « À Rome il faut faire le mort pour ne pas se faire massacrer». C’est pourquoi, en se pliant aussi à la discrétion qui devait caractériser son Œuvre, il obéit à ce conseil en restant très actif parmi les siens, veillant attentivement à leur formation. Il était bien connu à la Curie, où il menait sa bataille pour le statut canonique auquel il tenait et qui prit finalement la forme d’une Prélature personnelle de l’Église.

Pour la galerie, peu d’apparitions publiques, aucun communiqué de presse et de rares interviews : le peu qui était publié sur lui n’était que des réponses écrites à des questions écrites, qui lui avaient été préalablement soumises Quant aux photos, elles étaient rares et sur autorisation.

Par ailleurs, à la fin de sa vie, la contestation ecclésiastique battait son plein : des prêtres, des frères, des sœurs, très émoustillés, découvraient les suffixes de la modernité. Et souvent —un ou une sur quatre, au moins—, ils convolaient en de polémiques noces. Pour ce monde clérical en révolte qui venait de découvrir « le monde » et ses idéologies du siècle des Lumières, qui allaient désormais tout changer, l’Opus Dei était une espèce de sombre objet mystérieux qui ne méritait pas d’être connu, mais qu’il fallait tout de même combattre.

Il y avait, disait-on, une complicité entre l’Œuvre et le Franquisme agonisant (Franco, le caudillo, disparut justement en 1975).

Ses prêtres ne se mariaient pas, ils ne défilaient pas dans les manifestations et, qui plus est, ils portaient, sans complexe, la soutane laissant voir d’élégants boutons de manchette aux poignets de leur chemise. Ils n’assaillaient pas les cabinets des psychanalystes et, pour la formation, ils se servaient du vieux catéchisme de saint Pie X, aux questions-réponses. Et, surtout, scandale suprême à l’époque, les capitalistes n’y étaient pas maudits, on ne les sommait pas de se débarrasser de leurs biens, on ne les exhortait pas à en demander pardon. On disait, en frémissant d’indignation, que cet espagnol, à demi phalangiste, ce Don Escriva, avait osé affirmer que lui-même et les siens s’intéressaient aussi bien aux paysans des Andes qu’aux banquiers de Wall Street et de Zurich, aux peuples nomades d’Afrique qu’aux industriels occidentaux. Pour faire partie de l’Œuvre, personne n’était tenu de faire repentance, ni de se dépouiller de ses biens. Au contraire, on devait poursuivre sereinement son travail en lui donnant un contenu spirituel nouveau et en considérant la richesse éventuelle non comme un péché à confesser mais comme un don à partager selon les préceptes de cette charité chrétienne tant raillée, celle-là même que Karl Marx et ses disciples maudissaient et contre laquelle ils s’élevaient violemment.

Bref tout concourrait à ce que la mort de ce Don Josémaria fût traitée dans les journaux comme une nouvelle de second ordre : trois colonnes tout à plus dans les pages intérieures des chroniques italiennes.

Pour ma part, je ne fis jamais partie des foules contestataires. J’attendais patiemment la fin de ces défilés carnavalesques de prêtres que je savais incontournable. J’œuvrais à la restauration du bon sens dans l’Église, j’écrivais même un livre d’apologétique (mot indécent s’il en était)convaincu que Vatican II n’était pas une rupture mais un approfondissement de la Tradition de toujours. Cependant, du peu que je savais de cette Œuvre qui faisait tout pour éviter le sensationnel, je pensais que c’était une sorte de congrégation, comme il y en a tant, née en Espagne, avant la guerre civile et donc peu adaptée aux temps nouveaux qui étaient tout de même un défi, malgré l’idée que je pouvais m’en faire à l’époque.

Nous savons, par contre, aujourd’hui, comment les choses se sont passées et j’ai compris la raison d’un tel déroulement lorsque, voulant satisfaire ma curiosité, j’ai fait une enquête sur l’Opus Dei. Elle étonna plus d’un de mes lecteurs, mais le plus surpris ce fut moi. Le groupuscule de survivants « contestataires » est fait de septuagénaires, et ces vieillards, au nombre réduit, semblent résignés à toujours détester l’Opus Dei qui accueille sous le même toit « prolétaires » et « capitalistes », mais leurs protestations sont de plus en plus marginales.

Le prêtre aragonais qui préférait la pénombre des petites réunions, « tertulias », ou conversations familiales après les repas, aux feux de la rampe a été d’abord béatifié puis sanctifié. À chaque fois la place Saint-Pierre et la via della Conciliazione, à Rome, ont manqué de place pour contenir une foule cosmopolite presque militairement encadrée.

L’histoire ne finit pas là. Une indiscrétion, jusqu’ici gardée pour moi, m’a été glissée: dans la rue du quartier du Parioli où se trouve le siège mondial de la prélature, on considère la possibilité de sa proclamation comme docteur de l’Église, titre très rare et gloire suprême, pour sa doctrine sur la sanctification du travail , quel qu’il soit, des chrétiens tout court.

Les hommes et les femmes qui ont passé un contrat avec l’Opus Dei (engagement officiel pour faire partie de l’ Œuvre et pour recevoir en contre partie une formation spirituelle) ont déjà dépassé les 85.000 et on les trouve partout dans la vie civile et ecclésiale. De ses rangs sont issus de plus en plus d’évêques. Ses universités consolident toujours plus leur prestige. Signe paradoxal de cette avancée discrète mais régulière c’est qu’un Opus Dei, même drapé dans de grotesques habits sous la plume d’un Dan Brown, est désormais un bon ingrédient pour un best seller mondial.

Dans l’Œuvre, personne ne dit « saint » Escriva, ni monseigneur Escriva, mais tous parlent de « notre Père ». Un terme qui ne saurait agacer, comme s’il était le signe d’un culte de la personnalité, (« Le meilleur » pour Togliatti, le « Cher leader » de la Corée du Nord), que ceux qui ignorent comment tout se passe vraiment. À la différence des autres saints ou bienheureux à l’origine de congrégations ou d’ordres, cet homme ne fut pas un « fondateur ». Il le répéta souvent en espagnol : « Yo soy un fundador sin fundamento », je suis un fondateur sans fondement. Il disait toujours qu’il n’avait vraiment rien voulu fonder qu’il ne voulait être un bon prêtre, rien de plus. Il ajoutait que ce qui vit le jour ne venait ni de son projet ni de ses analyses. « L’Opus Dei tenait , assurait-il, à un mystérieux projet divin qui avait été, de tout temps, dans l’esprit du Créateur qui s’était servi seulement d’un instrument humain pour concrétiser son dessein et le faire connaître au monde. Il s’était ainsi servi d’un jeune prêtre de 26 ans, sans le sou, inconnu et qui, le 2 octobre 1928, se trouvait dans une pièce d’une maison de religieux, à Madrid, recueilli en retraite spirituelle. Il ne soupçonnait certes pas que, alors que le clocher d’une église voisine sonnait midi, une expérience mystique, brève et imprévisible ( insolite chez ce pragmatique, qui se méfiait des visionnaires, sceptique quant aux bondieusards faiseurs de miracles) venait de le bouleverser : « Je vis l’Opus Dei et je vis que c’était à moi de le faire . Je me recueillis, angoissé, cherchant à me dérober à cette responsabilité qui me dépassait de tous côtés et je priais Dieu de choisir quelqu’un de plus apte, mais rien n’y fit. Je dus obéir à une volonté qui n’était pas la mienne ».

Un instrument donc, pas un fondateur. D’où le « notre Père » qu’utilisent les fidèles de la Prélature, conscients que sans lui, choisi par Dieu lui-même, l’organisation qui assure leur vie spirituelle et qui donne un sens surnaturel à leur vie professionnelle, n’aurait pas été créée.

Ce n’est pas par hasard que cette « chose » s’appelle Œuvre de Dieu. Le titulaire du copyright n’est pas sur cette terre. Il est là-haut, dans les cieux. Mais si Saint Escriva est une énigme pour les tenants du laïcisme, pour les croyants il est un mystère que l’Église a officiellement homologué avec sa canonisation solennelle célébrée par Jean-Paul II, grand dévot de l’homme et grand admirateur de ce qu’il fut « forcé » de réaliser pour que la Volonté de Dieu soit faite. Le titre de « docteur de l’Église », s’il lui était dévolu, ne viendrait que nous conforter dans ce Mystère.

« Corriere della Sera » 26 juin 2005