On pense aussi avec le cœur

Nous reproduisons un article de Marcel Jullian sur saint Josémaria, lors de sa béatification. Commandeur de la Légion d'honneur, commandeur de l'ordre national du Mérite, éditeur, écrivain, homme de radio, de cinéma, de télévision... et surtout homme de coeur, ce patron de la communication vient de nous quitter (28 juin 2004). Voici ce qu'il pensait de saint Josémaria: « Sans qu’il ait vraiment appris à le faire, il était la communication, parce qu’il était la foi. Parce qu’il avait faim et soif de communiquer.»

Dans notre univers surmédiatisé, on apprend aux hommes publics à communiquer. Mais, si leur souci de l’autre était réel, auraient-ils besoin de ces intercesseurs ?

Il m’a été donné un jour de voir un vrai communicateur. C’était un prêtre espagnol, Josémaria Escriva. À vingt-six ans, il avait fondé une institution qui devait grandir au point de compter, à sa mort, 60.000 membres, répartis sur les cinq continents : l’Opus Dei. Le 17 mai, Jean-Paul II va en faire un bienheureux, étape vers la canonisation.

Cet homme, je l’ai rencontré par le truchement d’un film tourné dans une grande salle de théâtre, à Buenos Aires. C’était en 1974, un an avant sa mort, survenue à Rome, dans son bureau, le 26 juin 1975.

L’aspect immédiat du personnage m’a frappé. Dès qu’on lui posait une question, on sentait chez lui la nécessité d’y répondre aussitôt. Il était tout le temps disponible, attentif aux autres. Et, en face d’une telle personnalité, on éprouvait le besoin d’être attentif à son tour.

D’autres cherchent à transmettre. Lui en avait besoin. C’est pourquoi il n’était pas « médiatique », en ce sens qu’il ne cherchait pas à obtenir un résultat par le moyen d’apparences. Il était lui-même le résultat, il était directement celui qu’on attendait qu’il soit, sans qu’il ait vraiment appris à le faire. Il était la communication, parce qu’il était la foi. Parce qu’il avait faim et soif de communiquer.

De communiquer quoi ? L’appel à sanctifier la vie ordinaire, un message qui peut paraître exigeant. Mais si, dans notre monde de vacarme, de mélange absolu de valeurs et de non-valeurs, il n’y a pas un peu d’exigence et d’élévation, il n’y a rien.

« Nous sommes des rebelles ! » s’écriait-il. Or, nous avons besoin de rebelles, car si nous ne nous révoltons pas contre ce que nous sommes devenus, et que nous nous contentons de nous prosterner et d’avoir honte, cela revient à capituler sans condition.

Si l’intolérance est inadmissible, la tolérance vis-à-vis de la tolérance l’est tout aussi. Si l’on n’a pas de discipline envers soi-même, et envers les autres, il n’y a plus de liberté pour personne.

Charge d’âmes

Escriva avait visiblement un travail à accomplir. Cela faisait passer par un chemin dangereux ? Qu’importe ! Il y allait. Sans prendre le temps de s’occuper de lui, tout comme un pilote d’avion conscient d’avoir charge d’âmes. Le péché existe. C’est le boulet que nous avons au pied. Beaucoup trop de gens se sont mis à aimer le boulet parce qu’il leur permettait de ne pas marcher, donc de ne pas se compromettre. Lui avait pris le boulet, par le bout de la chaîne, il l’avait posé sur son cœur, et il marchait.

« Danse avec les loups », annonçait le titre d’un film. Pourquoi ne serait-ce pas gai de danser avec Dieu ? Nos déceptions, nos désillusions, nos défaites ne sont que trop réelles, mais elles ne nous empêchent pas de danser comme donne l’impression de le faire Mgr Escriva, lucide et conscient de ses faiblesses, et éprouvé de multiples manières, comme chacun d’entre nous.

Les réponses qu’il faisait aux interrogations d’une paralytique ou d’une femme qui venait de perdre son mari n’étaient pas des encouragements formels, mais des paroles qui réconfortaient parce qu’elles venaient du fond du cœur d’un homme qui avait éprouvé dans son âme et jusque dans sa chair la morsure du mal. Un peu comme si Dieu avait voulu le faire passer par une sorte de propédeutique pour qu’il puisse parler à tous de la souffrance de chacun dont il savait quelque chose en lui-même ? Avec ses seules qualités d’intelligence, aurait-il aidé autant, s’il n’avait pas été lui-même à l’établi de la douleur ?

Cet homme qui, m’a-t-on dit, commençait de perdre la vue, et que l’on voyait appeler un jeune homme pour qu’il lui indiquât d’où partaient les questions dans cette immense salle, me faisait penser au Créon de l’Antigone d’Anouilh, qui s’avançait lui aussi, appuyé sur un enfant. Josémaria Escriva devait mourir un an plus tard, le 26 juin 1975.

« Dieu m’a donné un cœur et il l’a agrandi pour que le plus grand nombre possible d’entre vous puisse y tenir », disait-il et il ajoutait : « On pense aussi avec le cœur. » On avait, en le voyant, le sentiment que l’organique et le spirituel cohabitaient naturellement en lui, que la sainteté ne constituait ni un fardeau ni un fanal. « Je pourrais être capable de tous les crimes », s’écriait-il.

N’est-ce pas pour cela que ceux qui l’approchaient l’appelaient spontanément Père ?

Le Figaro, París (France), 15 mai 1992